Professeur Karl Blanchet, Directeur du Geneva Centre of Humanitarian Studies, interroge l’avenir de l’humanitaire et soulève des questions cruciales sur son adaptation face à des défis contemporains toujours plus complexes.
En préparant notre soirée de débat des Assises Humanitaires à la Faculté de Médecine du 9 octobre prochain avec Dr Rony Brauman, notre conférencier invité, ancien Président de Médecins Sans Frontières France et éminent penseur sur l’humanitaire, je lui demandais de nous partager ses réflexions sur le futur de l’humanitaire. Avec une grande modestie et honnêteté intellectuelle, il me répondit que prédire cet avenir est au-delà de son expertise, simplement parce que l’environnement dans lequel nous travaillons est imprévisible.
L’humanitaire face à l’imprévisibilité
Cette remarque m’a fait réfléchir pendant ces quelques semaines et je me suis dit que célébrer 25 ans d’existence pour un centre académique spécialisé sur l’humanitaire mérite bien une prise de risque sur les enjeux actuels de l’humanitaire. Le 28 novembre prochain, nous prolongerons ces débats avec le public avec notre évènement majeur. Est-ce à dire que l’humanitaire doit disparaitre ou se réinventer ? Rony Brauman en 2009 nous posait déjà la question si c’était la fin de l’humanitaire sans frontières.
Un monde en mutation et des crises humanitaires en ébullition
Tout d’abord, bien comprendre notre environnement direct est essentiel : faire face à une pandémie qui a été bouleversante à tous niveaux, des guerres civiles où certaines nations s’affrontent par procuration et qui sont longues, trop longues pour tous et toutes (Syrie, Yemen et encore jusqu’à récemment en Afghanistan), une guerre d’ampleur au cœur de l’Europe, des changements climatiques historiques qui mettent à mal les villes, les récoltes et forcent les populations à fuir. Il s’en suit des crises humanitaires qui sont d’une intensité telle que le système humanitaire seul ne peut plus répondre à temps à tous les besoins. La réponse humanitaire est de plus en plus couteuse pour des populations caractérisées par des maladies chroniques, et est de plus en plus dangereuse avec une escalade inquiétante du nombre d’attaques sur le personnel soignant, les hôpitaux ou encore les écoles. Est-ce un signe que l’humanitaire autrefois protégé et respecté est perçu comme un instrument politique aux mains des gouvernements occidentaux et devient la cible de leurs opposants ? Perception qui serait bien sûr quelque peu simpliste mains ne peut être ignorée.
Le système humanitaire face aux évolutions politiques et sociales
Comprendre l’humanitaire d’aujourd’hui c’est aussi étudier notre environnement plus large, celui qui influence les décisions politiques. Force est de constater que les nationalismes en Europe et les dictatures dans d’autres continents deviennent de plus en plus puissants. « Migrant » et « réfugié » sont devenus une insulte, désigne presque un statut d’illégalité dans certains pays et pour certaines tranches de la population. On découvre avec horreur que porter secours aux humains à nos frontières dans nos montagnes ou sur les mers devient un crime. La xénophobie de plus en plus vocale bâtit des murs pour séparer les communautés et les frontières deviennent de plus en plus concrètes et métalliques, agrémentées de camps de détention pour ceux qui oseraient les franchir sans autorisation.
Et dans tout ça, le système humanitaire ? eh bien, il ne bouge pas. Chacun à sa place avec des règles de fonctionnement qui n’ont pas évolué depuis 20 ans. Au Soudan, par exemple, beaucoup d’acteurs humanitaires mettent à mal les services publics en leur substituant des services parallèles. Et souvent partout ailleurs, les acteurs locaux sont écartés des prises de décisions majeures et ce, malgré qu’ils soient les premiers secouristes sur place et seront là pour reconstruire le pays lorsque le système humanitaire aura replié bagage lorsque les ressources seront épuisées. Et pourtant, en 2016, à Istanbul, le système humanitaire s’était formellement engagé au Sommet Mondial de l’Humanitaire à donner un rôle majeur aux acteurs locaux, services publics ou organisations non gouvernementales nationales. En 2023, rien n’a changé. Les financements institutionnels sont toujours et encore alloués aux acteurs internationaux.
Repenser le rôle de l’humanitaire
L’humanitaire a besoin de réformes systémiques pour répondre aux crises modernes qui donnent les moyens aux professionnels humanitaires d’exercer leur métier avec efficacité et rapidité. Les débats virulents mais sains qui ont lieu en santé globale sur la nécessité d’un transfert de pouvoir vers les acteurs nationaux doit émerger dans l’humanitaire, si timide sur ce sujet essentiel. C’est le seul moyen pour que les compétences et les ressources soient présentes sur place avant et lors des crises afin de devenir plus agile et efficace et contourner ces frontières devenues si hautes. Ce n’est donc pas la fin de l’humanitaire mais c’est la nécessité de repenser rapidement un humanitaire plus décentralisé et multipolaire qui pourra agir malgré les frontières.